dimanche 4 septembre 2011

Faut-il manger les animaux. Jonathan Safran Foer (2). Manger du poisson au lieu de la viande ?

Certains  nutritionnistes et  médecins nous incitent à manger plus de poissons que de viandes, ces dernières favorisant l'apport de matières grasses saturées et de cholestérol, les maladies cardio-vasculaires, la cancer du colon, les calculs rénaux, etc. Les poissons, en revanche, contiennent autant de protéines que la viande et des omégas 3 (pour les poissons gras comme le saumon). S'il est indiscutable que le poisson est bien meilleur que la viande d'un point de vue nutritionnel, les méthodes de pêches industrielles actuelles causent tellement de dégâts qu'elles n'incitent guère à se "reporter sur la consommation de poissons au lieu de viandes". Petite revue de ces méthodes dans un chapitre de l'ouvrage de Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux ?

Notre sadisme sous-marin
D’ordinaire, nous ne considérons pas de la même manière les poissons et les animaux terrestres, mais l’ « aquaculture » - l’élevage intensif d’animaux marins en confinement, n’est en fin de compte que l’élevage industriel sous-marin.
Beaucoup des animaux marins que nous mangeons, dont la grande majorité des saumons proposés dans le commerce, nous viennent de l’aquaculture. A l’origine, l’aquaculture avait été envisagée comme une réponse à la diminution des populations de poissons sauvages. Mais loin de réduire la demande en saumon sauvage, comme certains l’avaient annoncé, l’élevage de ce poisson n’a fait qu’accélérer l’exploitationet la demande internationale de saumon sauvage. De 1988 à 1997, la pêche au saumon sauvage a augmenté de 27% dans le monde entier, précisément au moment où la salmoniculture explosait.
Les questions liées aux élevages piscicoles n’ont rien de nouveau. Publié par l’indstrie elle-même, le Handbook of Salmon Farming détaille six « éléments clés du stress dans l’environnement de l’aquaculture » : la « qualité de l’eau », le « supeuplement », le « traitement », les « dérèglements », la « nutrition » et la « hiérarchie ». Traduites en langage clair, ces six sources de souffrance pour les saumons sont : 1) une eau si sale qu’il devient impossible d’y respirer ; 2) un peuplement si dense que les animaux commencent à s’entre-dévorer ; 3) un traitement si agressif que, dès le lendemain, on peut en mesurer l’impact psychologique ; 4) des dérèglements chez les éleveurs et chez les animaux sauvages ; 5) des carences alimentaires qui affaiblissent le système immunitaire ; et 6) l’incapacité à mettre en place une hiérarchie sociale stable, qui entraine un accroissement du cannibalisme. Ces problèmes sont typiques. Le manuel les présente comme des « composantes intégrales de l’élevage piscicole ».
L’abondance de poux de mer, qui se développent dans l’eau sale, est une source majeure de souffrance pour le saumon et d’autres poissons d’élevage. Ce pou provoque des lésions ouvertes et ronge parfois la chair de la tête du poisson jusqu’à l’os – un phénomène si courant que le secteur l’a surnommé la « couronne de mort ». Un seul élevage de saumons produit de gigantesques nuages de poux de mer, dans des proportions trente mille fois supérieures à ce que l’on rencontre dans la nature.
Les poissons qui survivent dans ces conditions (un taux de mortalité de 10 à 30% est considéré comme positif par beaucoup d’intervenants du secteur de l’élevage salmonicole) sont ensuite souvent affamés pendant sept à dix jours pour réduire leurs déchets pendant le transport jusqu’au site d’abattage. Puis on les tue en leur ouvrant les ouïes avant de les jeter dans une cuve d’eau où ils se vident de leur sang. Les poissons sont fréquemment tués alors qu’ils sont encore conscients, et ils meurent en se tordant de douleur. Parfois, on les étourdit, mais les méthodes d’étourdissement actuelles ne sont pas fiables et peuvent aggraver les souffrances des animaux. Comme dans le cas des poulets et des dindes, aucune loi n’impose que les poissons soient tués de façon humaine.
Le poisson péché au large constitue t-il une solution moins brutale ? Certes, avant d’être péchés, ces poissons mènent une vie bien meilleures, puisqu’ils ne vient pas dans des bassins surpeuplé et sales. C’est une différence qui a son importance. Mais intéressons-nous aux méthodes de pêche les plus courantes pour les animaux marins les plus consommés aux Etats-Unis : le thon, la crevette et le saumon. Trois méthodes prédominent : la ligne de traîne, le chalut et la senne coulissante. Une ligne de traîne ressemble à un cable téléphonique qui se déplace dans l’eau accroché à des bouées plutôt qu’à des poteaux. A intervalles réguliers le long de cette ligne principale, des lignes plus petites sont suspendues, chacune d’entre elles bardée d’hameçons. Imaginez maintenant non pas une de ces lignes de traîne à hameçons multiples, mais des dizaines, ou des centaines déployées l’une après l’autre par un seul bateau. Des balises GPS et d’autres appareils de communication électronique sont fixés aux bouées afin que les pêcheurs puissent les récupérer plus tard. Et, bien sûr, ce n’est pas un, mais des dizaines, des centaines, voire des milliers de bateaux qui, dans les plus grandes flottes de pêche, mettent ces lignes à l’eau.
Aujourd’hui, les lignes de traîne peuvent atteindre 120 km (…). On estime que 27 millions d’hameçons sont déployées chaque jour. Et les lignes de traîne ne tuent pas que leurs « espèces cibles », mais 145 avec elles ? Une étude a montré qu’environ 4,5 millions d’animaux marins sont tués chaque année en tant que prises accessoires par les lignes de traîne, dont à peu près 3,3 millions de requins, un million de marlins, 60 000 tortues de mer, 75 000 albatros et 20 000 dauphins et baleines.
Photo www.bycatch.org

Toutefois, même les lignes de traîne ne provoquent pas la quantité phénoménale de prises accessoires que l’on enregistre avec les chaluts. Le type le plus courant de chalut de pêche à la crevette ratisse une zone d’environ 25 à 35 mètres de large. Le chalut est traîné sur le fond de l’océan à une vitesse de 4,5 à 6,5 km/h pendant des heures, engloutissant les crevettes (et tout le reste) par une extrémité d’un filet en forme d’entonnoir. La pêche au chalut de fond, presque toujours pour les crevettes, est l’équivalent marin de la destruction de la forêt pluviale. Quelle que soit leur cible, les chaluts emportent poissons, requins, raies, crabes, seiches, coquilles Saint-Jacques – en général, à peu près une centaine d’espèces de poissons et d’autres animaux. Presque tous meurent.

Cette « moisson » d’animaux marins, digne de la politique de la terre brûlée,  a quelque chose de sinistre. En moyenne, une opération de pêche de ce type rejette 80 à 90 % des prises accessoires par-dessus bord. Les moins efficaces rejettent dans l’océan plus de 98% des animaux marins morts.
Nous sommes littéralement en train de réduire la diversité et le foisonnement de la vie océanique dans son ensemble (une chose que les scientifiques n’ont appris à mesurer que depuis peu). Les techniques de pêche modernes détruisent les écosystèmes qui entretiennent des vertébrés plus complexes (comme les saumons et les thons), ne laissant dans leur sillage que les rares espèces capables de survivre en se nourrissant de végétaux et de plancton, et encore. En consommant les poissons que nous désirons le plus, généralement des carnivores au sommet de la pyramide alimentaire comme les saumons et les thons, nous éliminons les prédateurs et provoquons un boom éphémère des espèces qui se trouvent un maillon en dessous de la chaine alimentaire. Puis nous pêchons ces espèces-là jusqu’à l’extinction, et descendons encore d’un degré. Le fait que ce processus soit extrêmement rapide en terme générationnels (…), et que le volume des prises lui-même ne diminue pas, confère à l’ensemble l’illusion de la durabilité. Personne ne vise délibérément la destruction de la ressource, mais l’économie du marché nous entraine inévitablement vers l’instabilité. C’est (…) comme si nous abattions une forêt abritant des milliers d’espèces pour créer de gigantesques champs où ne pousserait qu’un seul type de soja.
Le chalut et la ligne ne sont pas seulement inquiétants sur le plan écologique, ils sont également d’une rare cruauté. Dans les chaluts, des centaines d’espèces différentes se retrouvent broyées, déchirées sur les coraux, écrasés contre les rochers – pendant des heures – puis retirés de l’eau, ce qui provoque une douloureuse décompression (laquelle fait parfois jaillir les yeux des animaux de leurs orbites, ou leur fait vomir leurs organes). Sur les lignes de traîne aussi, les animaux marins sont généralement confrontés à une mort lente. Certains y restent simplement accrochés et ne meurent qu’une fois décrochés. Certains meurent des blessures causées par l’hameçon dans leur gueule ou subies en tentant de s’échapper. D’autres ne peuvent pas éviter les attaques des prédateurs.
Les sennes coulissantes (…) sont la principale technique utiliser pour pêcher (…) le thon. On déploie un filet autour du banc visé, et quand le banc est encerclé, on resserre le fond du filet comme si les pêcheurs refermaient une bourse gigantesque. Les poissons et toutes les créatures prises au piège sont alors regroupés et hissés sur le pont. Les poissons prisonniers des mailles des filets risquent  de finir lentement déchiquetés. Mais la plupart de ces animaux meurent en fait une fois sur le bateau, où ils vont s’asphyxier ou se faire couper les ouïes. Dans certains cas, les poissons sont jetés sur la glace, ce qui peut en réalité prolonger leur agonie. (…)
A quelles conclusions parviendraient la plupart des omnivores si chaque saumon qu’ils consomment était accompagné d’une étiquette précisant que des saumons d’élevage de 60 centimètres de long passent leur vie dans l’équivalent d’une baignoire pleine d’eau et que la pollution est si intense que leurs yeux saignent ? Et si l’étiquette citait la prolifération des populations parasites, l’augmentation des maladies, la dégénérescence génétique et les nouvelles maladies résistantes aux antibiotiques qui résultent de l’élevage piscicole ?
Il y a cependant des choses que nous savons sans avoir besoin d’étiquettes. Si l’on peut raisonnablement espérer qu’une certaine proportion de bœufs et de porcs seront abattus rapidement et avec soin, aucun poisson ne connaît une mort douce (…)
Que nous parlions de poissons, de porcs ou d’autres animaux que nous mangeons, cette souffrance est-elle la chose la plus importante du monde ? Manifestement pas. Mais là n’est pas la question. Cette souffrance est-elle plus importante que les sushis, le bacon ou les chicken nuggets ? Là est la question."

Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux, 2009, traduction Gilles Berton et Raymond Clarinard, 2010, éditions de l’Olivier, pp. 240-245