mardi 27 août 2013

Terra Madre

Terra Madre -Renouer avec la chaîne vertueuse de l'alimentation est un ouvrage écrit par Carlo Petrini, fondateur du mouvement Slow Food.
Terra Madre - projet conçu par Slow Food - vise à soutenir les petits producteurs agricoles, face à l'homogénéisation globale croissante des techniques agricoles, des produits de l'agriculture, et de la cuisine et du goût, portée par les multinationales de l'agroalimentaire.
L'expression du projet Terra Madre passe par l'organisation régulière à Turin d'une rencontre internationale des petits producteurs. Les composantes de ce réseau sont inscrites dans la base de données du site internet.

L'ouvrage de Carlo Petrini est en quelque sorte le "manifeste" théorique qui sous-tend ce mouvement. Nous allons ici en donner quelques extraits, qui n'épuisent pas la richesse de cet ouvrage à proposer des solutions alternatives qui pourraient rétablir l'équilibre face aux excès du système concentré des multinationales agro-alimentaires : pollution de l'environnement et des hommes, gaspillage et destruction progressive du tissu vivant des communautés et de leurs savoirs.

"La nourriture est notre lien le plus profond avec le monde extérieur, avec la nature. Parce que nous mangeons, nous participons d'un système complexe que les anciens nommaient la "respiration de la Terre" (p.79)
Dans un premier temps, le constat est dressé de la dé-naturation de ce lien, au niveau des modes de production, de consommation, de distribution.
"Aujourd'hui, la nourriture est d'abord produite pour être vendue, non pour être mangée. Notre lien avec ce que nous mangeons s'est presque exclusivement réduit à une série d'opérations de marché, et cet état de fait est à la fois la cause et la conséquence d'un système qui a retiré sa valeur à la nourriture et privé nos vies de sens. Un système qui a bouleversé la signification du verbe manger en le faisant passer (...) du mode actif au mode passif (p.80)

Cet état de fait est accompagné d'un cortège de préjugés.
"La tradition, les savoirs anciens, les styles de vie plus frustes (...) se voient régulièrement reprocher d'être nostalgiques et en dehors de la réalité. A tel point que sont purement et simplement évacués des siècles de culture populaire, jugés dépassés, et qu'une grande partie du savoir des communautés de la nourriture (ou tout au moins les origines de ce savoir) n'est même pas prise en considération. (...) On commet également souvent l'erreur de voir la tradition comme quelque chose d'immobile (...), comme un tout qui n'évolue pas, qui s'est arrêté à un moment donné."
Pourtant, "les communautés de la nourriture" (....) sont ouvertes aux nouveautés et à tout ce qui, dans le sillon de la tradition, peut les faire progresser. (...) Il ne s'agit pas de choisir entre tradition et progrès, entre passé et avenir, mais de refuser les généralisations." (pp. 85-87)

"Un autre préjugé (...) porte sur le prix et la valeur de la nourriture, qui se fonde sur l'idée que celle-ci ne doit pas coûter cher, et même le moins possible".
"C'est là le résultat de la transformation de la nourriture en un bien de consommation tout court". Ainsi l'augmentation des prix de la nourriture entraîne des réactions indignées alors que "les gens ne protestent pas de la même manière si le prix des comptes courants à la banque ou les tarifs du téléphone augmentent"
"Dans le système global  agro-industriel alimentaire, les aliments sont devenus des marchandises comme toutes les autres, ni plus ni moins que le pétrole, le bois ou d'autres produits à échanger dont le prix est fixé dans le monde entier par les Bourses internationales (...) Soumettre la nourriture à ces lois entraîne non seulement une standardisation des produits qui tend à réduire la biodiversité et à favoriser les monocultures néfastes pour l'environnement (...)
Des pays entiers (...) se sont spécialisés - souvent par héritage du colonialisme et du néocolonialisme - dans certaines productions et se retrouvent dans une situation épouvantable quand s'effondre le cours de la principale denrée produite sur le territoire" (pp. 96-97)
Autre conséquence : "la biodiversité s'est très gravement réduite (...) par exemple aux seuls Etats-Unis, 80,6% des variétés de tomates se sont éteintes entre 1903 et 1983. Même chose pour 92,8% des variétés de salades, 86,2% des variétés de pommes, et 90,8% des maïs. (...) On trouve des résultats similaires partout où l'industrialisation  de la nourriture a triomphé. (...) Autrefois les campagnes étaient une oasis pour le citadin désireux de fuir la pollution. Aujourd'hui, nombreuses sont les régions de la planète devenues dangereuse pour la santé, surtout là où sont répandus les fertilisants ou les produits antiparasites. "(pp.99-101)

"Quand le prix est bas et la valeur réduite, il devient naturel de gaspiller un produit sans trop y réfléchir. C'est ce qui se produit aussi, de plus en plus dramatiquement, de plus injustement pour la nourriture. Au Royaume-Uni, (...) ce sont plus de 6,5 millions de tonnes qui sont gaspillées tous les ans, soit environ un tiers de l'ensemble de la nourriture disponible. Selon le Département de l'agriculture américain, les habitants des Etats-Unis gaspillent un quart de leur nourriture, soit 25,9 millions de tonnes par an. Mais une étude menée en 2004 par l'université de l'Arizona place la barre encore plus haut (...) jusqu'à 50% du total." (pp. 104-105)

En conclusion "la vie dans l'abondance est une autre grande illusion de la société de consommation. "Beaucoup" ne signifie pas nécessairement "qualité" et, surtout, n'a rien à voir avec l'humanité. Il y a suffisamment de ressources pour tout le monde, le problème c'est que nous ne savons pas les utiliser et que nous créons des déséquilibres démentiels en dehors et à l'intérieur de nous mêmes. L'abondance nous fait à la fois gaspiller la nourriture et exiger un bas prix pour celle-ci, elle affame des peuples sur tous les continents, elle consomme la terre (...) (p.113)

Comment remédier à cet état de fait ?

Carlo Petrini fait appel au concept de souveraineté alimentaire : "Toutes les entités et les communautés locales, nationales et régionales ont le droit et l'obligation de protéger et soutenir les conditions nécessaires à encourager la production d'assez d'aliments nourrissants, d'une manière qui respecte et soutienne la survie des producteurs, et qui soit accessible à tout le monde ; Aucune société ou organisation internationale n'a le droit de modifier cette priorité, ou de demander à un pays d'importer contre sa volonté"
Plus précisément, il s'agit d'être :
- souverains dans la production "au lieu d'intervenir directement sur les plus grands systèmes et de combattre ce Moloch qu'est le marché, il suffit de commencer à agir au niveau local (...) En partant du bas, grâce à l'initiative des communautés (...) il sera possible de redonner à tous une production saine, abondante et accessible. Malheureusement il n'en va pas ainsi en bien des lieux sur Terre. Cela parce qu'on a cru pouvoir se passer des paysans, comme dans le riche  Occident. Ou parce que les aides humanitaires "imposées" détruisent les marchés et l'agriculture locale (....). Si nous parvenons à redonner aux communautés de la nourriture le pouvoir de décider quoi produire et comment le produire, de choisir leur façon de distribuer et de faire coproduire en impliquant les destinataires de leur travail, alors seulement nous pourrons arrêter la grosse machine qui nous mange comme elle mange la Terre
- souverains dans la durabilité. "les productions pour une souveraineté alimentaire doivent respecter l'intégrité écologique des lieux où elles sont pratiquées. Une communauté de la nourriture s'y appliquera sans réserve, car cette intégrité est sa principale source de survie"
"Au lieu de bouleverser les économies locales en imposant leur concept de développement, les organisations internationales chargées  de l'alimentation et de la santé seraient bien inspirées d'exercer un contrôle sur les communautés et leur mode de production" (pp.126-127)
Plusieurs autres éléments  de réponses peuvent être apportés : 
- la Subsistance
"Les agricultures primitives étaient des agricultures de subsistance. Le commerce est venu plus tard. Aujourd'hui, en de nombreux endroits dépeints comme "sous-développés", survit  encore une toute petite agriculture (...) dont le produit est presque entièrement destiné à l'autoconsommation. C'est pourquoi revendiquer le droit à produire soi-même sa propre nourriture risque de sonner aux oreilles des partisans du marché et de la consommation comme un appel à un retour au passé."
(...)
Le potager (...) sous ses différentes formes  - pour la subsistance, éducatif ou intergénérationnel - semble actuellement l'un des meilleurs instruments pour rétablir un niveau minimum de subsistance un peu partout dans le monde, sous toutes les latitudes et dans tous les milieux possibles" (pp.128-129)
- Le recyclage et le réemploi
"Economiser est un maître mot pour les systèmes de la nourriture des communautés. Le gaspillage est à l'opposé de l'ensemble de leurs actions, parce qu'il ne respecte pas la sacralité de la nourriture et de tout ce qui sert à l'obtenir et à la cuisiner"

"Dans l'agriculture, les déjections animales doivent devenir de l'engrais et non d'énormes masses pleines d'antibiotiques et de substances nocives que l'on ne sait plus où écouler. Le pâturage doit servir à gérer la biodiversité et le nettoyage des milieux afin de les mettre à l'abri des incendies (...) Certains déchets végétaux et animaux peuvent être transformés en énergie, par l'utilisation de la biomasse " (pp.134-135)

- Le décentrement
"La standardisation, la monoculture, la nécessité de produire des matières premières standardisées pour l'exportation, ainsi que de nombreuses autres caractéristiques propres de l'agriculture industrielle ont, indépendamment du contexte territorial, convergé dans la même direction : la concentration des terres dans les mains de quelques-uns, et la production de masse. Le même processus de concentration a pu être constaté pour les élevages (...) Même constatation pour les abattoirs. (....)
Pour justifier ce modèle économique (...) on nous a expliqué que c'était là un moyen d'accroître la productivité et, plus encore, l'efficacité du système, et que l'on pourrait ainsi supprimer la faim dans le monde et exercer un meilleur contrôle sur les aliments qui finissent dans notre assiette. Or, non seulement cela ne s'est pas produit, nous le savons, mais la situation s'est lourdement aggravée."

Il est question dans le Manifeste sur l'avenir de l'alimentation d'une enquête de 2006 qui s'est penchée sur plus de 200 projets d'agriculture durable dans 52 pays, des projets qui portaient au total sur environ 30 millions d'hectares de terres et impliquaient 9 millions de familles rurales. Il ressort de cette enquête parrainée par des instituts universitaires que les pratiques durables - et donc une relative décentralisation - "peuvent entraîner des augmentations substantielles" de la production. Grâce à leurs méthodes durables, certains producteurs de base ont vu leurs bénéfices augmenter de 150%. Les coûts étant largement inférieurs à ceux de la production conventionnelle, les agriculteurs biologiques font souvent de plus grands profits, y compris dans les rares cas où le rendement est légèrement inférieur." (pp.137-139)

Carlo Petrini, Terra Madre -Renouer avec la chaîne vertueuse de l'alimentation, 2009, traduit de l'italien par Laurent Palet, éditions Alternatives, manifestô, Paris, 2011