vendredi 26 août 2011

Faut-il manger les animaux de Jonathan Safran Foer : Extraits (1)

Dans un précédent billet, nous évoquions les raisons de santé, individuelle et planétaire, qui pourraient nous inciter à consommer moins de viande. Dans son avant-dernier ouvrage, Jonathan Safran Foer, écrivain américain connu pour ses romans (dont Tout est illuminé, sur sa recherche de ses ancêtres juifs en Ukraine,  en 2002), nous livre une enquête très bien documentée sur la consommation de la viande, au regard du traitement réservé aux animaux (et poissons), particulièrement dans le cadre de l'élevage, de la pêche et de l'abattage industriel. Bien que l'enquête de déroule essentiellement aux Etats-Unis, les méthodes industrielles décrites sont aussi en cours en France et en Europe.
Loin d'être un long réquisitoire indigeste à lire (qui à vraiment envie de connaître exactement comment son steak ou son poisson atterri dans son assiette ?), l'ouvrage se dévore littéralement. Confrontant différents points de vue, différents témoignages, l’auteur renvoie le lecteur à sa propre expérience. A lire absolument.


Cage de batterie
Est-ce de l’anthropomorphisme que d’essayer de s’imaginer dans la cage d’un animal d’élevage ? Est-ce de l’anthropodéni que de ne pas le faire ?
La cage standard pour une poule pondeuse alloue à chaque bête un espace au sol de 430 cm2 – soit beaucoup moins qu’une feuille A4. Ces cages sont superposées sur trois à neuf niveaux – c’est le japon qui possède la plus haute batterie du monde, avec des cages empilées sur dix-huit niveaux – dans des hangars dépourvus de fenêtres.
Imaginez-vous dans un ascenseur bondé, si bondé que vous ne pouvez vous retourner sans bousculer (et énerver) votre voisin. On y est si serrés que parfois vos pieds ne touchent pas le sol. Ce qui esr une sorte de bénédiction, car le plancher incliné des cages est fait d’un grillage métallique qui entaille les pattes.
Au bout de quelque temps, les individus confinés dans cet ascenseur vont perdre la capacité à œuvrer dans l’intérêt du groupe. Certains vont dvenir violents, d’autres fous. Quelques-uns, faute de nourriture et d’espoir, deviendront cannibales.
Il n’y a aucun répit, aucun soulagement. Aucun réparateur ne se présente. Les portes s’ouvriront une seule fois, à la fin de votre vie, pour un trajet vers le seul endroit pire que celui-ci (voir : ABATTAGE)

Poulets de chair
Tous les poulets ne sont pas condamnés à endurer l’élevage en batterie. De ce point de vue-là, et de ce point de vue-là seulement, on pourrait dire que les poulets de chair – qui deviendront de la viande – ont de la chance par rapport aux poules pondeuses : ils ont droit à près de 1000 cm2 chacun.
Si vous n’êtes pas fermier, ce que je viens d’écrire doit probablement vous désorienter. Vous pensiez sans doute qu’un poulet était un poulet. Pourtant, depuis un demi-siècle, il existe deux sortes de volailles – poules pondeuses et poulets de chair – qui ont un code génétique distinct. En anglais, nous les appelons tous deux chicken, mais ils ont des corps et des métabolismes très différents, conçus en vue de « fonctions » bien différentes. Les poules pondent des œufs. (Leur production d’œufs a plus que doublé depuis les années 1930.) Les poulets de chair sont élevés pour leur viande. (Au cours de la même période, ceux-ci ont été manipulés pour atteindre une taille plus de deux fois supérieure en deux fois moins de temps. Autrefois les poulets avaient une espérance de vie allant de quinze à vingt ans, mais les poulets actuels sont généralement tués au bout de six semaines. Leur rythme de croissance journalière a augmenté d’environ 400 %.)
Cela soulève des tas de questions bizarres – des questions que, avant que j’apprenne l’existence de ces deux sortes de poulets, je n’avais jamais eu aucune raison de me poser – comme : Que deviennent les poussins mâles des poules pondeuses ? si l’homme ne les a pas conçus pour faire de la viande, et si la nature, de toute évidence, ne les a pas conçus pour qu’ils pondent, quelle fonction remplissent-ils ?
Ils ne remplissent aucune fonction. Ce qui explique pourquoi les poussins mâles des poules pondeuses – la moitié des poussins nés aux Etats-Unis, soit plus de 250 millions chaque année – sont détruits.
Détruits ? Voilà un mot au sujet duquel il paraît intéressant d’en savoir plus.
La plupart des poussins mâles sont détruits après avoir été aspirés à travers une succession de tuyaux jusque sur une plaque électrisée. Les autres sont détruits de diverses façons, et il est impossible de dire si ceux-là ont plus ou moins de chance que les premiers. Certains sont balancés dans de grands conteneurs en plastique. Les plus faibles se font piétiner et finissent au fond, où ils étouffent lentement. Les plus forts suffoquent lentement, mais sur le dessus. D’autres jetés, pleinement conscients, dans des broyeurs (imaginez une déchiqueteuse à bois pleine de poussins).
Cruel ? Cela dépend de votre définition de la cruauté.

Bycatch
Exemple peut-être le plus parfait du bullshit, le bycatch (prise accessoire) désigne les créatures marines capturées accidentellement – sauf que ça n’est pas vraiment un « accident », puisque le bycatch a été sciemment intégré aux méthodes de pêche modernes. La pêche actuelle a tendance à avoir recours à de plus en plus de technologie et à de moins en moins de pêcheurs. Cette combinaison entraine des prises massives accompagnées de quantités énormes de prises accessoires. Prenons les crevettes, par exemple. Une opération routinière de chalutage de crevettes rejette par-desuus bord, morts ou agonisants, entre 80 et 90% des animaux marins ramenés à chaque remontée du chalut. (Une bonne partie de ce bycatch est composée d’espèces menacées.) Les crevettes ne représentent en poids que 2% de la quantité d’aliments marins consommés dans le monde, mais 33% du bycatch mondial. Nous n’y pensons guère car nous n’en savons rien. Que se passerait-il si l’étiquetage d’un produit indiquait combien d’animaux ont été tués pour que celui que nous voulons manger se retrouve dans notre assiette ? Eh bien, pour ce qui concerne les crevettes d’Indonésie, par exemple, on pourrait lire sur l’emballage : POUR 500 GRAMMES DE CREVETTES ? 13 KILOS D’AUTRES ANIMAUX MARINS ONT ETE TUES ET REJETES A LA MER.
Ou prenez le thon. Parmi les 145 espèces tués de façon routinière – et gratuite – lorsqu’on pêche le thon, on trouve : la raie manta, le diable de mer, la raie douce, le requin babosse, le requin cuivre, le requin des Galapagos, le requin gris, le requin de nuit, le requin taureau, le grand requin blanc, le requin marteau, l’aiguillat commun, l’aiguillat cubain, le requin renard à gros yeux, le requin taupe bleu, le requin peau bleue, le wahoo, le marlin voilier, la bonite, le thazard atlantique, le makaire bécune, le makaire blanc d’Atlantique, l’espadon, la lanterne de Kroyer, le baliste cabri, l’aiguille, la castagnole, la carangue, le centrolophe noir, le coryphène
(….)
le dauphin commun, la baleine franche, le globicéphale, la baleine à bosse, la baleine à bec, l’orque, le marsouin commun, le grand cachalot, le dauphin bleu et blanc, le dauphin tacheté de l’Atlantique, le dauphin à long bec, le grand dauphin et la baleine à bec de Cuvier.
Imaginez que l’on vous serve une assiette de sushis. Si l’on devait y présenter également tous les animaux qui ont été tués pour que vous pussiez les déguster, votre assiette devrait mesurer un peu plus d’un mètre cinquante de diamètre.

DOWNER
1. Quelque chose ou quelqu’un de déprimant
2. Un animal en mauvaise santé qui s’effondre et est incapable de se relever. De même que pour une personne qui fait une chute, cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit victime d’une maladie grave. Certains animaux qui s’effondrent sont très malades ou gravement blessés, mais bien souvent il ne leur faudrait qu’un peu d’eau et de repos pour leur éviter une mort lente et douloureuse.
On ne dispose d’aucune statistique fiable concernant le nombre de downers (qui irait les signaler ?), mais d’après les estimations, il y aurait chaque année aux Etats-Unis 200 000 vaches qui s’effondreraient ainsi – soit à peu près deux vaches pour chacun des mots de ce livre. S’agissant du bien-être animal, le strict minimum absolu, le moins que l’on puisse faire, penserait-on, serait d’euthanasier ces animaux affaiblis. Mais cela coûterait de l’argent, et comme les downers ne servent à rien, ils ne méritent ni considération ni pitié. Dans la majorité des cinquante Etats américains, il est parfaitement légal (et parfaitement courant) de laisser ces downers agoniser de faim et de soif durant des jours, ou de les balancer, vivants, dans des bennes à ordures.

Ecologisme
Une étude récente de l’université de Chicago a montré que nos choix alimentaires contribuaient au moins autant au réchauffement climatique que nos choix en matière de transports. Des enquêtes encore plus récentes effectuées par les Nations unis et la Pew commission ont démontré sans ambiguïté qu’au niveau mondial, l’élevage des animaux contribue plus que les transports au changement climatique. Selon les Nations unies, le secteur de l’élevage est responsable de 18% des émissions de gaz à effet de serre, soit environ 40% de plus que la totalité du secteur des transports – automobiles, camions, avions, trains et navires. L’élevage des animaux émet 37% du méthane anthropogène, qui possède un Potentiel de Réchauffement Global (PRG) 23 fois plus élevé que celui du CO2, ainsi que 65% de protoxyde d’azote anthropogène, qui a un PRG 296 fois plus élevé que le CO2. Les études les plus récentes quantifient même le rôle du régime alimentaire : les omnivores contribuent à émettre sept fois plus de gaz à effet de serre que les végétariens.

KFC
Désignant autrefois le Kentucky Fried Chicken, mais ne signifiant plus rien aujourd’hui, KFC est sans doute la compagnie qui a augmenté plus que toute autre la somme totale de souffrances dans le monde. KFC achète près d’un milliard de poulets chaque années.
(…)
KFC insiste sur le fait qu’il est « attentif au bien-être et au traitement humain des poulets ». Quel crédit accorder à ces déclarations ? Dans un abattoir de Virginie-Occidentale fournissant KFC, il a été établi que les employés arrachaient la tête de poulets vivants, leur crachaient du tabac dans les yeux, leur coloraient la tête à la bombe à peinture et les piétinaient violemment. Ces actes ont été constatés des dizaines de fois ? Cet abattoir n’était pourtant pas une « brebis galeuse », mais au contraire un « fournisseur de l’année ».
(…)
Selon son site web, KFC affirme : « Nous contrôlons nos fournisseurs de manière permanente afin de nous assurer qu’ils utilisent des procédures humaines dans les soins et le traitement des animaux qu’ils nous livrent. Nous avons pour objectif de ne traiter qu’avec des fournisseurs qui promettent de respecter les normes élevées que nous avons établies et qui partagent notre engagement en faveur du bien-être animal. » Ceci est une demi-vérité. KFC traite en effet avec les fournisseurs qui promettent de veiller au bien-être des volailles.
Ce que ne vous dit pas KFC, c’est que tout ce que pratiquent les fournisseurs est automatiquement considéré comme respectant le bien-être animal.
L’autre demi-vérité consiste à dire que KFC mène des audits concernant le respect des animaux dans les centres d’abattage de ses fournisseurs (le « contrôle » évoqué plus haut). Ce que l’on ne vous dit pas, c’est que ces visites d’inspection sont annoncées. En avertissant d’une inspection visant (du moins en théorie) à constater des comportements illicites, KFC laisse tout le temps nécessaire aux directeurs des centres de camoufler ce qu’ils ne veulent pas montrer. De surcroît, les normes de fonctionnement que doivent vérifier les inspecteurs n’incluent pas une seule des recommandations faites récemment par les propres (et désormais ex-) membres du conseil pour le bien-être animal de KFC, dont cinq ont démissionnés par frustration.


Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux, 2009, traduction Gilles Berton et Raymond Clarinard, 2010, éditions de l’Olivier

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